En el marco de una serie sobre grandes cafés literarios europeos, Michel Braudeau, que es un excelente novelista y crítico literario, animador de la Nouvelle Revue Française, ha publicado en Le Monde (19 jul. 06) una historia del madrileño Café Gijón, que no sé si entusiasmará a los mejores conocedores del sitio, comenzando por Francisco Umbral.
Braudeau se ha documentado de manera más o menos libresca. Pero parece desconocer la importancia que tuvo, en su día, la tertulia de Gerardo Diego, entre bastantes otras; sin que le parezca muy evidente el puesto de ese café en libros como La colmena. En un ataque de vanidad, recuerdo que incluso La locura de Lázaro da del Gijón una imagen menos convencional y mucho más canalla. Nobody’s perfect.
Este es el artículo de Michel Braudeau, que guardo con respeto y simpatía, claro, a título de archivo / documento de trabajo:
Madrid : Gran café de Gijón
Sur le mur d’un café de Madrid, au 21, Paseo de los Recoletos, une petite plaque dorée indique : «Ici, Alfonso, marchand d’allumettes et anarchiste, vendit du tabac et regarda passer la vie. Ses amis du Café Gijòn.» Un curieux témoignage d’affection, se dira le touriste distrait, ignorant tout de cet Alfonso. En fait, cette modeste plaque sur une colonne est comme une fenêtre par laquelle on peut encore entrevoir le reflet d’un monde en voie de disparition, celui des grands cafés madrilènes.
Le touriste a fait un détour pour s’asseoir au Café Gijón, parce que selon tous les guides, c’est un endroit à voir, et il a déjà remarqué dans maints cafés des inscriptions de ce genre, vissées au coin des tables, au dossier des banquettes, portant des noms d’écrivains ou de peintres, de comédiens ou de futurs révolutionnaires, dont on s’enorgueillit après coup, quand ils ont cessé de boire à crédit, de faire du tapage, ne sont plus faméliques ni incompris, mais illustres et morts, enfin sobres. Cependant, ces distinctions symboliques, qui flattent la boutique plus que la vanité des défunts, banales pour des artistes, le sont nettement moins pour une dame pipi ou un marchand d’allumettes. Qu’avait-il donc d’extraordinaire, l’Alfonso, pour que des clients (et pas n’importe lesquels : des intellectuels du gratin littéraire) l’honorent ainsi ?
D’après ceux qui l’ont aimé, Alfonso González Pintor était mieux que sympathique et il avait tout son temps. Né au sein d’une famille républicaine pauvre, en 1934, il perdit enfant son père anarchiste, tué à la guerre, faillit émigrer en Union soviétique avec sa mère pour ne pas être enrôlé par la Phalange, et connut la misère à Madrid, avant de pousser un jour la porte du Café Gijón. Il n’en bougea plus. Durant des décennies, installé de bon matin derrière son comptoir de tabac et de billets de loterie près de la porte, silencieux et bourru, ne parlant ni de politique ni de littérature, il fut une figure indissociable du café et le confident respecté des beaux esprits qui le fréquentaient.
Dans un livre collectif consacré au Gijón, l’écrivain Arturo Pérez-Reverte décrit son cher Alfonso comme un coeur d’or, revenu de tout et de tous, sage et sceptique, un Sénèque désabusé : «Il n’a jamais été à l’école, mais il sait le latin.» C’est le même Pérez-Reverte qui eut l’initiative de faire graver cette phrase rédigée au prétérit indéfini, pour les trente ans de fidélité d’Alfonso au Gijón : «Afin qu’il sache maintenant ce qu’on dira de lui quand il ne sera plus là. Apprendre de son vivant le jugement de la postérité est un privilège réservé à très peu. Aux grands hommes, seulement. A des personnes spéciales, comme lui.» Alfonso avait alors 64 ans et survécut allégrement à son épitaphe, jusqu’en février dernier, où une voiture le renversa.
Il est difficile de dire avec exactitude à quand remonte l’arrivée du café à Madrid, dans la mesure où cette ville est relativement jeune dans l’histoire espagnole, qui compte des villes vieilles de deux mille ans, comme Cadix. Des vestiges archéologiques attestent de la présence des hommes sur le site dès l’âge de pierre et, en 852, des Maures construisirent une forteresse, Majrit, sur le Rio Manzanares, à l’emplacement du Palacio Real actuel. L’agglomération ne rassemblait que 20 000 habitants quand Philippe II décida en 1561 d’y transférer sa cour de Tolède et de faire de Madrid la capitale de son royaume. En cinquante ans, la population tripla, les Habsbourg puis les Bourbons bâtirent des palais, des couvents, dessinèrent des jardins. Dès le XVIIe siècle, la place de la Puerta del Sol s’imposa comme le centre géographique et spirituel de l’Espagne.
Au nord des Pyrénées, l’Europe du XIXe siècle fourmillait de cafés, quand Madrid découvrit tardivement les plaisirs et les commodités d’une institution polymorphe, dont l’éventail est partout le même – la boisson, les journaux, le courrier, les rencontres -, et où chaque nation, chaque ville, fait son choix. On ne va pas au café à Paris comme à Rome, ni à Berlin comme à Florence. Les larges avenues bordées d’arbres de Madrid se couvrirent de terrasses agréables aux paresseux, aux touristes. Mais les purs aficionados de la conversation estimèrent que l’âme du divin breuvage ne se révélait vraiment qu’entre quatre murs et à l’ombre, dans un cercle fermé d’amis cooptés, une tertulia.
Si les Vénitiens et les Viennois ont inventé les cafés européens, les Madrilènes ont imaginé de creuser dans ce modèle un autre espace, comme enchâssé à l’intérieur du café général, que l’on ne trouve qu’à Madrid et en Espagne, la tertulia, qui ne se traduit pas en français, tout simplement parce que le phénomène n’existe pas chez nous.
Des linguistes éminents, dont Joan Corominas, se sont penchés sur l’étymologie mystérieuse de la tertulia, qui désignait au XVIIe siècle les sièges et les galeries en haut d’un théâtre. Au poulailler – ou au paradis -, se côtoyaient gens de lettres et gens d’Eglise, public impitoyable, qui tranchait du destin d’une pièce à peine le rideau tombé. Comme ces spectateurs cultivés s’empoignaient en recourant aux arguments du même auteur, Tertullien (théologien latin, né à Carthage en 160, mort en 230, apologiste chrétien et polémiste redouté, ce «bouillant Africain qui a plus d’idées que de mots», selon Diderot, était alors très lu), dont les flèches émaillaient les sermons des prêtres, on les appela les «tertulliants», avec une pointe de moquerie.
Tertullien, rendu à l’oubli, aurait laissé son nom à un style de conversation savante et libre. D’autres érudits ont affiné cette hypothèse en se référant à saint Augustin et à Cicéron, dont le nom complet était Marcus Tullius Cicero (tertulia viendrait de Ter Tullius, qualifiant un orateur «valant trois fois Cicéron»), mais peu importent ces élucubrations sur l’origine du terme : en l’appliquant, comme certains le font abusivement, à d’autres registres d’échanges verbaux, on le vide de son sens spécifique. Pourquoi galvauder un vocable qui a désormais cent cinquante ans de lettres de noblesse derrière lui et peut-être beaucoup moins d’avenir ?
Bien sûr, les Espagnols n’ont pas attendu les cafés pour converser et la vie littéraire s’est déployée en de nombreux cénacles à Madrid jusqu’au coup d’Etat de Franco. Le plus ancien et le mieux conservé, l’Ateneo, construit en 1835, se visite rue du Prado, doté d’une riche bibliothèque où se sont croisés pour des lectures ou des conférences tous les écrivains notables du pays, de Miguel de Unamuno à Ramón Gómez de la Serna et Ramón Valle-Inclán.
Cela dit, une tertulia classique, jusqu’à la moitié du XXe siècle, n’est pas un cénacle – ni une académie ni une université, deux mots qui ont souffert avec le temps d’une forte dispersion sémantique – mais une forme de convivialité restreinte et paradoxale, intimement liée au café. Toujours le même café, où se réunissent des hommes pour parler à la même table, au jour convenu, une fois par semaine. Pas forcément les mêmes hommes, parce que la vie passe et qu’il faut du sang neuf, mais une tertulia possède un noyau dur d’habitués, sous l’autorité d’une personnalité intellectuelle incontestable, et l’on n’y entre pas comme dans un moulin. Un ou plusieurs parrains sont requis pour y être admis. A de rares exceptions près, comme aux Variétés, repaire des gens de théâtre, des comédiennes et de leurs courtisans, on trouve peu de femmes dans une tertulia. C’est un monde d’hommes, volontiers misogyne. L’amitié n’est pas obligatoire, on se regroupe d’abord par affinités autour d’un sujet d’ordre culturel, les taureaux, le théâtre, la littérature, la politique. Ou la marche erratique de ce monde, dont le tour n’est jamais fait.
Les règles sont non écrites et strictes. L’assiduité est la principale. Mieux vaut être ponctuel, car il est d’usage de médire sans frein des absents, de celui qui arrive en retard ou, plus grave, manque une réunion. De plus, un certain bagage et une langue bien pendue sont conseillés. On peut blaguer, plaisanter, certes, mais il faut avoir par ailleurs quelque chose d’intéressant à raconter, un rêve, une information nouvelle, et des idées. En cela, les tertulias ont une fonction éducative réelle, instruisent, enseignent l’art de raisonner, exercent l’esprit critique, tout en se déclarant informelles et sans objet.
En principe, on disserte sans greffier, une tertulia ne produit rien, sinon de la pensée, même si des journaux et des livres en sont nés. Le sérieux s’arrête là et n’exclut ni les sentiments ni la mauvaise foi. On débat librement, on s’oppose, on se contredit, on s’apostrophe, on se fâche tout rouge, il est même recommandé d’en venir aux mains.
Les aînés ont montré la voie : c’est à la tertulia du Nuevo Café de la Montaña, que Valle-Inclán, incurable colérique sous sa barbe de patriarche, s’emportant contre le journaliste Manuel Bueno, le traitant d’imbécile, le menaçant avec une bouteille d’eau, reçut un coup de canne qui lui valut d’être amputé du bras gauche. Après quoi, rasséréné, il revint à la tertulia et fit la paix avec Bueno en lui donnant sa main droite à serrer. Toutes les tertulias de la ville se cotisèrent pour offrir une prothèse au romancier, promu «second manchot d’Espagne», derrière Cervantès.
L’extravagant, l’imprévisible et génial Ramón Gómez de la Serna trônait tel un pape débonnaire dans les sous-sols du Café Pombo où sa tertulia accueillit dès 1912 toute l’avant-garde des arts et des lettres.
Il immortalisa en deux épais volumes cette cave aussi mythique que celle des Beatles à Liverpool, mais il faudrait un troisième tome pour rendre justice au Levante, à la Fontana de Oro, au Gato negro, au Colonial, à la Flor y Nata, aux Fornos, au Hungaria, aux Cuevas de Sesamo et à des dizaines d’autres.
De la fin du XIXe siècle jusqu’au régime franquiste, un vent de liberté et de création souffla dans la Madrid bohème, comme dans la Vienne d’avant la chute des Habsbourg. Ces moments de fièvre collective fragiles, prennent le ton et la couleur des cavernes magiques qui les hébergent. Ils passèrent ici par les tertulias des cafés.
On nous pardonnera de ne pas tous les citer, d’autant que la plupart ont disparu, démolis comme le Café Pombo, ou reconvertis en agences bancaires. Près du Palacio real, les cuivres rutilants du Café de Oriente reflètent une copie peu crédible du style ancien. En revanche, le décor clair et sobre du Café comercial, fondé en 1887, est authentique. La famille Contreras y maintient vaillamment depuis 1909 la pratique des tertulias. Au premier étage, on joue aux échecs, on peut fumer et consulter Internet. Le cadre Art déco du Central, plaza del Angel, tout en miroirs, n’a pas changé non plus. Quand il est de passage à Madrid, l’écrivain Mario Vargas Llosa y travaille l’après-midi. Les tertulias du soir ont fait place à un club de jazz.
Le plus fameux des dinosaures d’antan reste le Café Gijón, ouvert en 1888 par Gumersindo Gómez, natif des Asturies. García Lorca, Antonio Machado, Ruben Darío en furent les pionniers. On y aperçut Mata Hari. Après la guerre civile, Camilo José Cela, Antonio Gala, Ramón y Cajal, entre autres, prirent la relève, y tinrent leurs tertulias et parachevèrent sa réputation, avec l’immuable vendeur de cigarettes Alfonso.
Le Gijón traversa ainsi plus d’un siècle de tourmente sans que l’on cesse d’y fumer furieusement, d’y parler de littérature, de théâtre, de politique, de taureaux et de femmes. Il fut le premier café à ressusciter avec le retour de la démocratie et à s’adapter à la movida. Le nouveau propriétaire entend perpétuer la tradition.
Mais les embellies dans l’humeur d’une nation ne se décrètent pas. Les cafés de Madrid ont moins été victimes des guerres que de l’américanisation de la vie quotidienne. Pour un Gijón, combien de Starbucks et de fast-foods ? Les radios, la télévision organisent des tertulias «en ligne», les intellectuels ferraillent sur leurs blogs. Alfonso fut peut-être le dernier aristocrate à ne jamais se hâter vilement. Qui sait «perdre son temps» se rapproche de l’éternité.
Deja una respuesta